TEXTES

Démarche :


Ma pratique s’articule autour de la métamorphose de l’objet et de son caractère ­polymorphe. Objet-maquette, objet-industriel, objet-habitacle, objet-emballage, objet-poétique,objet-monumental….adjectifs ou qualificatifs qui définissent mon rapport tantôt ­sérieux, tantôt ludique, tantôt factuel à la forme et à sa composante.


La plupart de mes œuvres sont pensées et construites selon un rapport d’échelle avec comme référent, l’homme. Cette mesure uniforme donnée par la taille de l’homme et par la ­nature de la  matière employée exerce une influence sur la forme et sur les proportions des objets que je conçois. L’homme étant un module invariable mes œuvres n’excéderont pas la faisabilité humaine, le degré sera toujours praticable.


Introduire des objets d’échelles différentes conçus sur le même principe de ­construction m’amène à questionner sans cesse l’espace dans lequel je les inscris. Ce principe d’échelle ­induit un rapport physique et spirituel entre le corps, l’espace et la sculpture et agit comme un ­révélateur d’un système de pensée. L’échelle du petit, de la maquette offre la possibilité à l’esprit de se ­projeter dans l’infiniment grand.


L’échelle industrielle, préhensible permet à l’homme de construire des architectures ou des ­habitacles de vie  L’échelle monumentale élabore une architecture à part entière où l’homme peut s’y inscrire. Ce jeu  de multiple possibilités m’entraine à redéfinir, bouger sans cesse mes courbes et insuffler un aspect ludique à mes pièces.


Convoquer les sens et l’instinct joueur m’intéresse particulièrement. A travers certaines pièces, je tente (tout en respectant des règles et un protocole de construction précis) d’amener le regardeur, à la manière d’un enfant, d’être acteur de son imaginaire(escalader,  construire, ­déconstruire, casser, reconstruire à l’infini ou bien se cacher, s’enfermer et se lover).


La résultante de mes questions m’amène souvent à utiliser des techniques de moulage, d’empreinte, de fonte de métaux, qui génèrent des objets dont le sens n’est pas immédiat mais caché, enfoui, dissimulé. Je tente à travers cela de révéler cette énergie incarnée de la sculpture et m’autorise le jeu face à cette machine sans souffle.




Karim Gaddab


Ré-générer

Pile Pont, Saint-Gervais-les-Bains

Publié dans semaine 37.20

Juillet 2020



S’éprouver comme une force


L’exposition de Matthieu Pilaud, à Saint-Gervais-les-Bains, non loin d’Annecy, prend place dans la pile gauche du nouveau pont. Celui-ci fut imaginé dès 1936 mais construit seulement en 2012, pour franchir la gorge du Bonnant qui coupe littéralement en deux la commune et le
paysage. Bien que le pont fasse appel aux techniques de construction les plus avancées, il n’a pas été pensé comme un geste architectural autoritaire, mais plutôt pour s’inscrire de façon harmonieuse dans un site naturel suffisamment spectaculaire en lui-même. Ces considérations
contextuelles ne sont pas anecdotiques puisqu’elles soulèvent des questionnements qui se trouvent au cœur du travail de Matthieu Pilaud, ici ou ailleurs, des questionnements qui portent sur les rapports entre la nature et la culture, entre la beauté et l’usage, entre la technique et l’expérience sensible, voire entre la rationalité et la spiritualité.



Même dans le cas des mécaniques les plus fonctionnelles, en particulier motos et voitures de sport, chacun sait que les trépidations de la machine suffisent à faire monter d’étranges désirs et que les vrais passionnés tiennent bien moins à la vie qu’à leur terrible engin. Les vibrations et les feulements d’un moteur puissant provoquent donc un plaisir sensuel qui s’immisce, comme clandestinement, en prime ou en surplus, dans la fonction première de la machine, parfois jusqu’à faire de celle-ci un simple prétexte. L’irruption du plaisir sensible – proprement aisthésique – constitue déjà un détournement de la fonction. Il incite à se montrer réceptif aux qualités de la “belle mécanique”, autres que l’utilité immédiate qui a présidé à sa conception[1]:lignes, matériaux, sons, couleurs, vibrations, etc. C’est cette capacité à réellement percevoir l’objet utilitaire dans son être propre que Bergson appelait déjà de ses vœux dans La Pensée et le mouvant (1938), afin de dépasser un simple rapport d’exploitation avec la machine (rapport d’exploitation toujours susceptible de s’inverser, d’ailleurs). En outre, la psychanalyse nous a appris que l’érotique se manifeste dès le détournement de l’acte efficace : lorsqu’elle excède la nécessité pratique, la pulsion de répétition, notamment, devient une recherche du pur plaisir.


Le son tient d’ailleurs un rôle central dans Ré-générer. En premier lieu, la culée du pont, où l’œuvre est installée, agit comme une gigantesque caisse de résonance de béton où se mêlent la rumeur du torrent, en contrebas, et la vibration de la circulation automobile, au-dessus, pour produire un bourdonnement continu, hybride de sons naturels et artificiels. À ce bruit de fond, s’ajoute encore celui des sculptures lorsqu’elles sont mises en mouvement. L’essieu de la sculpture verticale est invisible et son mouvement est parfaitement silencieux, tandis que la sculpture horizontale produit un grincement rocailleux qui envahit tout l’espace. D’effet secondaire lié au

fonctionnement d’une machinerie, le son devient ici la production principale du dispositif.



Comme la plupart de ses œuvres, les pièces que Matthieu Pilaud a conçues pour le pont de Saint-Gervais s’apparentent à des machines, mais elles sont dépourvues de fonction. Elless’apparentent à des machines par leurs matériaux (essentiellement bois et métal), par leur mode de construction (boulons, vis, mortaises, triangulations, soudures...), par leur mouvement aussi (les sculptures peuvent pivoter sur un axe, horizontal ou vertical). L’artiste en parle d’ailleurs en ces termes : « Ces pièces hybrides aux allures de générateurs d’énergies utopiques [...] ne seront pas sans lien avec les visions poétiques et imagées que nous pouvons parcourir dans Jules Verne, Léonard de Vinci ou encore Myazaki : une mécanique proche du vocabulaire de forme des engrenages, des turbines, des moulins de triage ou encore des grands générateurs[2] ». On croit en effet y reconnaître des structures mécaniques, des engrenages, des pistons, des tarières, des pales et tout un héritage formel de l’univers industriel. Cet héritage indique aussi une filiation artistique qui court sur tout le XXe siècle, depuis Dada et le futurisme italien jusqu’à Malachi Farrell, Theo Jansen ou Anthony Howe, en passant par Calder, Tinguely, Sarkis, Nicolas Schöffer[3]... Alors qu’il visitait le Salon de la Locomotion Aérienne, à Paris, Marcel Duchamp serait tombé en arrêt devant une hélice d’avion, doutant qu’un artiste soit capable de créer une forme aussi élégante et pure. L’anecdote, aux allures d’illumination, a eu lieu en 1912, soit quelques mois avant la création du premier ready-made, justement un dispositif giratoire : La Roue de bicyclette.


Chez Pilaud, les jeux de formes entrent d’ailleurs parfois en résonance avec des jeux de mots, comme pour l’installation Turbin, en 2016. Trois volumes profilés, composés d’un assemblage complexe de feuilles d’acier inoxydable ajourées, qui ressemblaient à des pointes de foreuse étaient fixés à quelques mètres de hauteur, entre les arbres d’une forêt. L’œuvre ayant été réalisée pour la manifestation « Le vent des forêts », il s’agissait donc de forets en forêt. Par ailleurs, en langage populaire, le “turbin” désigne le travail et l’étymologie de ce dernier mot renvoie à un instrument (de torture), le tripalium.



Le travail, sous son aspect physique voire besogneux, est omniprésent dans cet œuvre qui se déploie essentiellement (mais pas seulement) dans la grande dimension et a recours à des techniques d’assemblage et de construction liées à l’artisanat. Menuiserie, ébénisterie, ferronnerie, les techniques employées ressortissent davantage au savoir-faire qu’au faire-faire du programmeur. Comprenons par là que l’artiste ne s’abandonne pas à la relation ancillaire traditionnellement dévolue à la machine. Il ne se déleste pas de la réalisation sur une machine conçue pour cela[4]. Il garde la main. Les sculptures sont réellement manufacturées. Cela exige, d’une part, un apprentissage des techniques nécessaires, un savoir que Pilaud a acquis par l’expérience, sans formation technique académique initiale et qu’il enrichit et complexifie progressivement. D’autre part, cela suppose de se confronter physiquement à des manipulations fastidieuses, à des charges lourdes, à des gestes contraignants. Pilaud mobilise peu les matériaux synthétiques et privilégie essentiellement le bois et le métal, parfois le plâtre. À de rares exceptions, il n’emploie pas de matière plastique[5], de même qu’il n’utilise ni électricité, ni moteur, ni système lumineux. Là encore, ce choix implique deux corollaires : d’une part, le recours à des matériaux naturels et au fait main renvoie à une vision du travail (au sens artistique comme au sens social) en lien avec un idéal d’autonomie. S’en remettre à une machine-outil pour pouvoir accomplir quelque chose, c’est abandonner une compétence et accepter les orientations et les limitations de l’appareil (au sens technique comme au sens politique). À cet égard, il convient de garder à l’esprit que tout outil auquel nous confions la réalisation de nos désirs (c’est vrai d’une machine comme d’un logiciel ou de l’intelligence artificielle) se constitue en dispositif, tel que le définit Agamben : « J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants[6] ». Le choix des outils est donc d’abord une question d’émancipation. Pilaud se tient délibérément à l’exact opposé des stratégies – médiatiquement payantes – qui poussent certains artistes à privilégier les collaborations spectaculaires : utilisation de techniques de pointe, matériaux dits intelligents, partenariats avec des laboratoireset institutions scientifiques prestigieux, etc.



D’autre part, le développement de procédés low tech (mais exigeant, de ce fait même, une grande technicité manuelle) révèle un souci écologique. Tout en se montrant très lucide à l’égard du green washing et des effets de mode qui conduisent politiques et médias à se révéler soudainement saisis d’une fiévreuse passion pour la sauvegarde de la planète, le développement durable, le réchauffement climatique et autres mots de passe électoralement payants, Matthieu Pilaud appartient à une génération qui vit la menace écologique comme un fait et une urgence. De la part d’un artiste, la question du matériau est donc tout sauf anecdotique ; c’est par elle que se manifestent les choix premiers[7]. De même, pour apporter de la couleur aux éléments de la troisième sculpture (qui se trouve en extérieur, au-dessus de la pile du pont de Saint-Gervais), plutôt que d’utiliser une peinture acrylique industrielle, Pilaud a adopté une technique ancienne, notamment utilisée pendant des siècles en Suède pour peindre les bardages des maisons. La préparation se fait sur une base de farine et d’eau auxquelles on adjoint un peu de sulfate de fer, un filet d’huile de lin et des pigments naturels. Le résultat est économique, durable, anti-UV, hydrofuge, fongicide et dépourvu de toxicité. Là encore, la technique n’est pas abordée comme un simple moyen pour réaliser l’œuvre, c’en est un élément fondateur qui participe de façon essentielle à son sens.


Comme à Saint-Gervais, les sculptures monumentales de Matthieu Pilaud sont conçues in situ : sur les falaises troglodytiques de Saint-Pierre Colamine dans le Puy-de-Dôme pour Les Encorbellements (2013), dans le parc de sculptures du Domaine de Kerguéhennec dans le Morbihan pour La Hache et la rose (2014-2015), au Domaine de l’Hortus dans le Languedoc pour Les Observatoires (2015), au Domaine de Saint Ser en provence pour Mésozoïque (2015), sur l’Île aux Fagots à Amiens pour Réservoir (2016), dans le parc du château de Montherlant dans l’Oise pour Berceau (2017)... Chacun de ces lieux est singulier et porteur d’une histoire, locale et nationale, d’une toponymie, d’un patrimoine bâti et culturel, d’une économie, traditionnelle ou en mutation. Lorsqu’il conçoit ses projets, Pilaud ne cherche pas seulement à produire une belle sculpture qui remplisse le cahier des charges ; il se montre très attentif à tout ce substrat, déposé comme un limon dans le paysage.
Si l’on considère le dialogue entre les deux sculptures de la culée du pont de Saint-Gervais – l’une verticale et l’autre horizontale, l’une silencieuse et l’autre sonore –, l’aspect cruciforme devient évident. Sans évoquer nécessairement la symbolique de la croix chrétienne, ce double axe vertical/horizontal renvoie à un chiasme dialectique : une transcendance et une immanence, toutes deux en mouvement. En outre, le mouvement rotatif impulsé aux deux cylindres peut évoquer toutes sortes de moulins, mais aussi les moulins à prière utilisés dans certaines traditions, notamment bouddhique, pour diffuser les paroles sacrées à la manière d’un émetteur spirituel. Un dispositif analogue, mais formellement très différent, avait été réalisé en 2014 par l’artiste, avec son intervention dans la chapelle Sainte Noyale, lors de la manifestation « L’art dans les chapelles ». Deux grosses capsules de bois campaniformes renfermant un cœur d’acier étaient baptisées Laïka et H.A.M, du nom de la chienne et du chimpanzé envoyés dans l’espace par l’URSS et les USA lors de la conquête spatiale. Dans le catalogue, Kuralaï Abdukhalikova écrivait que « le moteur de H.A.M et Laïka est, dans cette chapelle, peut-être, la foi ; bien que nous avons atteint le ciel et nous n’y avons pas trouvé Dieu[8] ». Le relais ou l’alliance possible entre technique instrumentale et spiritualité n’est pas sans évoquer d’antiques et mystérieux dispositifs, tels que les mégalithes de Stonehenge ou les géoglyphes de Nazca.



De même que Simondon a pu effectuer un rapprochement entre la cartographie des sites des grands projets industriels et techniques et « l’ancien réseau des points-clefs de l’univers magique[9] », le maillage des œuvres in situ de Pilaud esquisse une topographie géo-artistique chargée. On peut considérer que le point nodal de tout l’œuvre de Matthieu Pilaud se rapporte à la gestion de l’énergie. Dans la nuit du 11 au 12 juillet 1892, un torrent de boue fit soudainement monter le niveau du Bonnant de cinquante mètres, causant de terribles dégâts, emportant l’ancien pont romain et détruisant complètement les thermes de Saint-Gervais : « Cette inondation, causée par la rupture d’une poche d’eau à l’intérieur du glacier de Tête-Rousse était, avec au moins 175 victimes, la plus grande catastrophe naturelle des temps historiques, si l’on excepte l’onde dévastatrice du Léman, en 563, due à l’éboulement de la montagne valaisanne de Tauredunum et la chute du Mont Granier qui, le 29 novembre 1248, aurait fait plus de 5000 morts, en écrasant plusieurs villages, à l’emplacement des Abymes de Myans[10] ». La catastrophe est donc due à une libération brutale de l’eau, accumulée pendant des siècles dans un glacier, comme une explosion d’énergie hydraulique, alors que le fonctionnement normal (si l’on se représente l’écosystème comme une machinerie susceptible
de dérèglements) repose sur un écoulement régulier, voire régulé, au besoin.


Concernant la source d’énergie mobilisée pour actionner ses sculptures, nous avons déjà signalé que Pilaud n’utilise jamais de moteur. Comme La roue de bicyclette de Duchamp, ce sont des mécaniques manuelles qui nécessitent l’action physique du visiteur. Plutôt que de déléguer son action à un dispositif technique extérieur, le corps du visiteur est lui-même intégré à la machine comme son élément moteur. Cet aspect soulève encore la responsabilité du visiteur : participer ou non ? Jouer le jeu ? Quel jeu ? Pour quelles fins ? Devant les œuvres de Matthieu Pilaud, le visiteur n’est plus dans la position extérieure du spectateur, ni même du regardeur ; il est propulsé sur la scène et devient acteur (comme il a la liberté de refuser ce rôle). S’il décide d’agir, il mesure alors très concrètement, par son acte, son pouvoir d’être
vivant et de citoyen. Il retrouve prise sur les choses. Il s’éprouve comme une force.




[1]Un certain design tend parfois à pousser cette logique à son terme en reléguant la fonction au rang de prétexte
rationnel et prend pour visée véritable le plaisir jusqu’alors accessoire lié à la contemplation ou la manipulation
d’un objet.


[2]Matthieu Pilaud, extrait de la note d’intention pour le dossier de presse de « Ré-générer. Saint-Gervais Mont-
Blanc. Pile-Pont Expo », p. 6.


[3]Parmi les principales expositions sur le thème de la machine, citons « Artist versus machine » (Building Center,
Londres, 19 mai-9 jui 1954), « The machine as seen as the end of the mecanical age » (commissariat de
Pontus Huten, MoMA, New York, 27 novembre 1968-9 février 1969), « Les machines célibataires »
(commissariat de Harald Szeemann assisté de Jean Clair et François Mathey, Musée des arts décoratifs, Paris,
28 avril-5 juillet 1976), « L’âme au corps » (commissariat de Jean Clair, Galeries Nationales du Grand Palais,

Paris, 19 octobre 1993-24 janvier 1994), « L’art et la machine » (commissariat de Claudine Cartier et Henry-
Claude Cousseau, Musée des Confluences, Lyon, 13 octobre 2015-24 janvier 2016).


[4]Rappelons que le mot « robot » provient du tchèque robota qui signifie « travail, corvée, labeur ».


[5]Dans toute la production de l’artiste, seules quelques pièces ont recours au PVC ou au mélaminé : Les Coquilles
(2007), Kamen, škare, papir (2011), Mars (2019).


[6]Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, trad. Martin Rueff, Paris, Payot et Rivages, 2007, p. 31.
[7]La simple distinction entre matériaux naturels et matériaux artificiels ne va plus de soi. Pour la première fois en
2006, à Hawaï, des géologues et océanographes ont observé et décrit le plastiglomérat, un composé

sédimentaire de roche basaltique et de plastique. Il s’agit d’un matériau nouveau, hybride, mi-naturel, mi-
artificiel, et dont la longévité s’inscrit dans l’échelle géologique. Le plastiglomérat est considéré comme un

marqueur concret de l’“anthropocène”.


[8]Kuralaï Abdukhalikova, « Laïka et H.A.M », L’art dans la chapelles, 23
e et 24
e éditions, Pontivy, 2014 et 2015.


[9]Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1989, p. 184.


[10]Paul Guichonnet, Direction des Archives Départementales à Annecy. Article republié sur le site de Météo
France : http://pluiesextremes.meteo.fr/france-metropole/Catastrophe-de-Saint-Gervais.html




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Norbert Godon


L’Enceinte 

3bisf

du 7 mars au 19 avril 2019



L’exposition L’enceinte de Matthieu Pilaud propose un parcours qui se déploie, étape par étape, à la manière d’un périple initiatique où l’expérience physique permet d’explorer l’espace mental, où concret et abstrait s’articulent. Elle invite à mettre le doigt sur ce point de jonction où une dimension se retourne comme un gant pour s’ouvrir sur l’autre.


Situé dans cette zone interstitielle, un ensemble de sculptures, physiquement présentes ou en images, donnent à éprouver les propriétés structurelles de leurs modes d’assemblages. Celles-ci peuvent être manipulées, l’ont été, ou pourraient potentiellement l’être. Au fil du parcours, elles se révèlent à chaque fois déterminées par un principe de jeu. Il y a du jeu au sens mécanique dans leurs articulations, si bien que les formes agencées, pourtant régulières, adoptent des postures imprévisibles, générant de la complexité à partir d’éléments simples. Il y a aussi du jeu dans le comportement qu’elles nous invitent à adopter, au sens que l’éthologie donne à ce terme en disant qu’un animal joue lorsqu’il adopte, face à certains objets ou situations, des comportements qui ne répondent à aucune fonction déterminée.


Les pièces qui jalonnent cette exposition permettent ainsi de sentir à quel point le principe du jeu constitue une structure fondamentale dans l’articulation de notre propre rapport au monde, et plus généralement de saisir à quel point le plaisir de prendre et de comprendre sont physiologiquement liés l’un à l’autre. Car si c’est avec les mains que l’homme comprend, c’est en lui permettant d’embrasser différents aspects du réel que le jeu lui permet de l’aimer, et de s’y inscrire en tant que partie prenante.

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La vidéo Cadence anime l’image d’un solide indéfinissable dont les surfaces aux reflets changeants émergent tour à tour de la pénombre. Dématérialisée par la surface lumineuse de l’image, l’apparition revêt un caractère virtuel, annonçant d’entrée de jeu l’ambiguïté du rapport à l’objet sculptural, censé exister par sa présence physique et sa dimension tactile. Ici pas de présence, pas de volume défini. L’objet se dévoile en même temps qu’il se cache, effectuant une sorte de danse qui ne permet à aucun moment d’en avoir fait mentalement le tour. La structure évoque les triangulations de l’imagerie de synthèse, mais des ombres de mains bien réelles apparaissent par intermittences sur les surfaces brillantes pour mettre en évidence le procédé du tournage : une sculpture de plaques de métal articulées est manipulée par l’artiste qui, habillé de noir, la fait tourner dans tous les tous sens à la manière d’un marionnettiste. L’image vidéo apparait en revanche comme n’ayant fait l’objet d’aucune manipulation. L’effet hallucinatoire provoqué par la continuelle métamorphose du volume articulé se montre en quelques sorte sans effet. L'objet exhibe la multiplicité de ses facettes, affirmant leur caractère proprement insaisissable en toute simplicité.


Les sculptures intitulées Selfies comme s’il s’agissait de s’en saisir pour s’y reconnaître soi-même sont alignées sur le mur à hauteur d’homme. Le mode d’assemblage et les facettes de ces volumes évoquent ceux de Cadence, mais dans un matériau qui en change totalement le mode d’appréhension. Ici, le cuir se substitue au métal, le mou a pris la place du dur, introduisant une dimension organique dans la structure anguleuse. Constituant comme des masques ou des cagoules géométriques, ces objets invoquent encore une fois l’univers du théâtre de marionnettes, et plus précisément les costumes à cagoules noires que les marionnettistes japonais du théâtre Bunraku revêtent pour animer leurs personnages à vue tout en restant dans l’obscurité. La question de la manipulation revient, mais cette fois sur le mode d’un usage possible, d’une fonction potentielle, d’un devenir laissé en suspend. Si la vidéo Cadence situait la complexité des volumes simples qu’elle déployait dans l’infini combinaison de ses articulations et de ses développements dans le temps, les Selfies introduisent la complexité du rapport à l’objet dans la multiplicité des usages que l’on peut en faire. Le même objet se transforme radicalement dans le regard de celui qui l’appréhende selon qu’il l’aborde en tant que sculpture, à contempler religieusement de loin avec prière de ne pas toucher ; ou bien s’il le considère comme un élément vestimentaire à enfiler pour pouvoir l’investir au sens littéral. La valeur d’usage de l’objet sculptural pur et dur s’en trouve assouplie. Les Selfies donnent ainsi à sentir à quel point la perception d’un objet et la possibilité que l’on a d’être saisi par ses formes, est relative à la fonction qu’on lui attribue et la possibilité que l’on a de s’en saisir. Le caractère indéterminé des fonctions de ces objets invitent à jouer avec eux en imagination, à essayer de les appréhender successivement à travers leurs différents usages, passant en revue tous les comportements que l’on pourrait adopter pour s’en emparer.


A l’entrée de l’exposition, trône une imposante machine, dans le sens que le théâtre attribue à ce terme, désignant les appareillages qui permettent d’animer les décors en coulisses. Le titre de l’oeuvre, Mars, trouve un écho dans la blancheur aseptisée de la sculpture, invoquant l’esthétique aérospatiale, tandis que sa forme d’aile articulée la rattache à l’imaginaire des apparitions angéliques, ou encore aux machines volantes de l’âge renaissant. De manière générale la pièce renvoie aux élévations utopiques de l’imaginaire. Demeurant en suspend entre terre et ciel, son aspect aérien n’en fait pas pour autant un objet de rêveries désincarnées. Tout autour d’elle, de lourds cordages l’arriment à la pesanteur. Les verticales que dessinent ces drisses entravent l’envol de sa silhouette. Ils représentent une attache visuelle au sol, et plus précisément au socle, dont la découpe matérialise l’ombre portée de la structure. Celle-ci semble aspirer à se défaire de sa matérialité tout en y étant irrémédiablement attachée, un ange mélancolique méditant sur le mystère des solides qui l’incarnent.


Héritiers d’une tradition qui remonte à l’antiquité, nous associons volontiers les figures géométriques aux instances de l’esprit, de la raison, voire de l’ordre universel. Les solides réguliers étaient tenus par les physiciens de l’antiquité comme des outils conceptuels permettant de classer la matière en cinq éléments : le feu était représenté par le tétraèdre, la terre par le cube, l’air par l'octaèdre, l’eau par l’icosaèdre, et l’éther par le dodécaèdre. L’ensemble de ces corps parfaitement symétriques, et dont les arrêtes présentaient une droiture toute idéale, figuraient par extension la part rationnelle des esprits qui se consacraient à leur étude. Au moyen-âge, ces associations d’idées nous sont parvenues par le biais des encyclopédies arabes dont les enluminures tout en pavages géométriques constituaient comme le prolongement mystique. A la Renaissance les figures euclidiennes incarneront ainsi le renouveau de la raison dans les arts, avant d’annoncer la mise au carreau des structures sociales par les architectes du siècle des Lumières. Au vingtième siècle encore, les pavages de plan ou de volumes au moyen de modules géométriques sont aussi bien convoqués pour figurer des modèles théoriques dans le champ de l’astrophysique que pour représenter des manifestations spirituelles dans celui de l’ésotérisme. Leur invocation, permettant d’établir des correspondances entre microcosme et macrocosme, invite spontanément à glisser dans la sphère métaphysique.


Mais dans cette oeuvre, les choses ne peuvent totalement glisser dans l’abstraction intellectuelle. C’est bien au monde physique qu’elle s’attache, et solidement, en sollicitant le geste, le plaisir que l’on éprouve à faire usage de ses mains, à jouer avec les choses matérielles et à se laisser surprendre par ce qui leur advient. Car en dehors de leur présence visuelle, les cordages de cette pièce permettent avant tout au visiteur de manipuler la sculpture, et cette fois directement. C’est à son tour ici de tirer les ficelles. Les articulations s’actionnent, le volume se replie ou se déploie, souvent de manière inattendue, pour activer les possibles de la forme. Les combinaisons sont multiples et les comportements du volume difficilement prévisibles, car le solide ouvert, non fini, se laisse redéfinir à l’infini. Le jeu opère de la sorte à tous les niveaux. Si l’ensemble constitue comme un jeu de d’assemblage géant c’est que ses facettes présentent du jeu au niveau des jointures : le patron de la figure articule des formes géométriques planes, mais leurs côtés sont courbes, au lieu d’être droits comme dans les solides réguliers, si bien que la structure se bombe et se retourne, générant des volumes dont on ne perçoit pas tous les ressorts. Enfin, il y a du jeu dans le jeu lui-même puisque le but à atteindre n’est pas défini. La règle reste à inventer et à réinventer encore.


Les pièces ainsi réunies dans cette Enceinte définissent comme un espace mental à déplier avec les mains, un terrain de méditation en forme d’aire de jeu. Le titre de l’exposition renvoie de manière générale à l’enceinte en tant qu’espace de protection, de mise à l’écart, un lieu tenu à distance du monde extérieur et des impératifs utilitaires qui s’y exercent sous forme de pressions continues. C’est à l’intérieur d’un espace lui-même préservé du dehors que ce lieu se définit, permettant l’errance de la pensée, la prise de distance. En permettent aux associations d’idées gratuites de trouver asile, cette Enceinte entend libérer nos facultés d’induction, si souvent prisonnière de l’esprit déductif qui limite nos facultés à savoir appliquer les règles de jeux prédéfinis.




Norbert Godon 


L'évolution psychiatrique

Volume 84 n°2 Avril 2019

page 368-370


Carré d'âmes, 2014 (Chêne, acier, aimants, contreplaqué Caisse, 4 pièces de 30 x 30 x 7 cm)


La quasi totalité de cités utopiques de la Renaissance figurent des villes fortifiées dont les enceintes symétriques, en carré, en hexagones, en octogones, en dodécagones ou en étoilements divers, incarnent l’idée d’un ordre moral censé prendre place au sein de la société qu’elles abritent. La soumission de la vie de la cité à la contrainte spatiale que constitue la figure géométrique revêt une dimension toute symbolique : l’espace mental du fidèle, protégé dans sa foi par les préceptes des saints commandements, se trouve comme réifiée par les fortifications de la ville qu’il habite. Cette enceinte est comme un moule capable de former les âmes de ses habitants, de les conformer aux volonté de l’être unique et tout puissant, l’architecte lui même, dont l’oeil, en bon moraliste, surplombe le plan vierge de la feuille pour y projeter sa vision, de manière toute pyramidale. Paradoxalement, il n’y a pas âme qui vive sur les dessins de leurs constructions idéales, ils donnent à voir des plans de villes sans âme.


Les Carrés d’âmes de Matthieu Pilaud, au moyen d’aimants, articulent des modules de bois qui dessinent comme l’emprunte laissée dans la mémoire collective par ces anciens remparts. S’ils alternent les courbes et les contrecourbes à la manière des fortifications idéales érigées dans le passé, la dimension géométrique et répétitive du motif, qui symbolisait l’application rigide d’une doctrine idéaliste, est compensée par un principe de combinaison aléatoire. Dans leurs caissons carrés, ces morceaux d’architecture mise en pièces peuvent être pivotés, retournés, intervertis, pour composer un tout autre dessin, voire une forme ouverte, ou en trois dimensions. La symétrie imposée par les modèles hiératiques de l’histoire peut être déjouée par l’usage. Le spectateur est habilité à intervenir en jouant de leurs vestiges pour les réinvestir. Le jeu des aimants vient ainsi redonner vie la règle, et la contrainte imposée par le modèle devient proposition, permettant son appropriation ; la contrainte, fixe, impérieuse, s’en trouve assouplie et peut être animée au lieu de constituer un cadre mortifère. La structure de base, dotée d’une capacité à se mouvoir, se voit insufflée une âme au sens étymologique.


Le terme d’âme, associé à celui de carré dans le titre de l’oeuvre à la manière d’un oxymore, désigne dans son sens courant le siège de l'activité psychique et des états de conscience qui forment le sentiment du moi profond. Pris en ce sens, le mot désigne la sensation d'être habité par une existence. Avant d’être confondue avec la notion d’esprit, l’âme désignait également le mouvement vital qui habite aussi bien le corps que la pensée. L’âme, ainsi pensée par les Anciens comme le principe d’animation, le souffle, la respiration, est ce qui permet le passage continuel d’un dehors dans un dedans dedans, du corporel dans le spirituel, et inversement.


En menuiserie, une âme désigne la partie verticale d’une poutre et plus généralement la partie centrale d’une pièce porteuse. C’est la première à se fissurer lorsqu’elle est soumise à des pressions qui la contraignent à fléchir. L’âme est ici envisagée comme l’élément phallique sur lequel s’érige une construction pour lui permettre de tenir, en vertu de la capacité qu’elle a de résister aux forces qui s’y exercent.

Mais dans le cadre de cette oeuvre, le terme d’âme est davantage envisagé dans le sens spécifique qu’on lui donne dans l’industrie lorsque l’on parle de matériau d’âme. L’expression désigne le matériau central qui, une fois totalement recouvert d’un autre matériau, lui donne ses propriétés structurelles. Une fois emprisonné, on dit de ce matériau central qu’il constitue l’âme de l’objet. Le noyau d’un fruit constitue en ce sens l’âme du fruit. Le matériau d’âme donne forme suivant un mode de fabrication qui serait en quelque sorte l’inverse du moulage. Dans l’exemple du fruit, le matériau pérenne et dur est au centre, la matière périssable et mole est autour. Mais l’inverse est tout aussi envisageable.


Pour revenir à la question de la ville, par analogie, on peut ainsi considérer ses habitants comme les âmes qui l’ont formé, dans la mesure où ils ont eu la possibilité de la construire eux-mêmes, au moins pour partie. Si on considère la matière fluctuante des échanges vitaux, des interactions sociales comme ce qui donne forme aux habitats, à l’échelle de la maison comme de la ville, les constructions en constituent les coquilles résiduelles. C’est le mou qui, en creux, a façonné le dur et non l’inverse. C’est le cadre construit qui a été déterminé par les contraintes de la vie, et non l’inverse. Les théories organicistes du dix-neuvième siècle associaient ainsi le déploiement des villes historiques aux colonies de coquillages qui s’agrègent sur les rochers des littoraux en intégrant les contraintes topographiques ; ou encore aux coraux dont les nouvelles générations se développent sur les restes sédimentés des précédentes, intégrant au gré des courants marins les contraintes de leur histoire. Chaque cellule construite reconduisait le souvenir, non seulement de la place qu’occupaient les corps disparus, mais aussi des relations filiales, économiques, ainsi que des valeurs sociales qui définissaient leurs positions les unes par rapport aux autres. Ainsi construite dans le temps par ses habitants mêmes la ville portait leur mémoire, accueillant ses futurs occupants non seulement dans un espace mais aussi dans un temps partagé, en les invitant à participer à une histoire commune. La ville avait une âme. La contrainte était alors de faire avec cette histoire pour la poursuivre en combinant les éléments architecturaux qu’elle laissait en dépôt. A la manière de la respiration, l’âme des habitants d’un lieu donnent une âme à son architecture, et inversement.


Le vocabulaire formel de ces Carrés d’âmes, dans tous les agencements possibles, associent le caractère flexible et courbe des formes du vivant et le minéral anguleux, en même temps qu’il associe le thème abstrait de l’âme humaine à celui bien concret de la construction architecturale. Dans sa conception même, l’oeuvre invite à repenser les interactions entre ce qui constitue le moule et ce qui est moulé. Ainsi les assemblages des pièces de bois, dessinant des contours fermés, constituent comme des moules dans lesquels pourraient être coulés d’autres matériaux en vue de produire de nouvelles pièces. Ces pièces sont des moules de pièces en devenir.


La polysémie du terme de « structure », employé dans la langue française aussi bien en logique qu’en architecture, participe à la persistance de l’ancienne métaphore qui associe édifications psychiques et architecturales. Ainsi, s’engouffrant dans les analogies les plus superficielles, la grande presse représente souvent le moi sous la forme d’un édifice architectural, solidement ancré dans le sol lorsqu’il s’agit de figurer la stabilité psychique, et dont le plan d’ensemble est volontiers symétrique lorsqu’il s’agit de donner une idée de l’équilibre mental. Mais l’individu n’étant pas fait d’une pièce, si cette métaphore devait conserver un fond de validité, il s’agirait plutôt de voir en quoi l’architecture et la construction du sujet posent cette même question de savoir comment, en étant pris dans une relation entre un dedans et un dehors, l’individu et l’habitat se structurent autour du vide. L’un et l’autre tentent d’aménager un lieu familier en le préservant de l’intrusion inquiétante du réel sans pour autant le fermer à l’autre. Il s’agit en d’autres termes de savoir comment poser des cloisons qui permettent de s’ouvrir au monde pour pouvoir l’habiter. Et à ce titre, si des images de la construction architecturale devaient figurer la vie psychique, il s’agirait d’architectures où dehors et dedans s’interpénètreraient, avec pour propriétés fondamentales l’impermanence, la discontinuité, la réversibilité, et celle de n’être jamais représentable.


Les tentatives qui à l’inverse cherchent à se figurer l’architecture d’une âme au moyen de structures fixes, de modèles fermés et universellement applicables, sont condamnées à sédimenter la dynamique de la vie intérieure dans des théories rigides, et figer l’identité des personnes auxquels elles sont appliquées. Pour ce qui est de l’architecture, le problème est homologue et la métaphore vaut ici dans son sens négatif : les espaces architecturaux construits au moyen de modèles figés, de projections purement théoriques, suivant en ce sens la tradition utopique propre à l’histoire de la discipline, condamnent l’âme d’un lieu au même sort. Lorsque les murs s’imposent au vivant pour tenter de le mouler, le vivant déborde. Les tensions refoulées par l’autorité répressive du cadre moral, formulé par la contrainte physique d’un espace cloisonné, ressurgissent sous forme de comportements agressifs ou de troubles psychiques. Pour être édifiante la contrainte doit intégrer le jeu.




Jean-François Danon

Septembre 2017

Catalogue : 4+1


Impatience, s'il faut décrire l'émotion ressentie au contact des sculptures de Matthieu Pilaud. Vouloir embrasser tout à la foIs les sculptures de grande taille, « les encorbellements ». « les observatoires » installés dans des paysages montagneux, dans les arbres, et celle que l'amateur pourra fabriquer à sa guise comme un jeu de construction en s'interrogeant sur le nom Carré d'âmes.


Être interpellé par leurs noms, Mésozoïque, Laïka et HAM, Santa Maria Assunta..., et être prêt à se les approprier; à imaginer un cadavre exquis de ces appellations, ou encore à écrire le nouveau voyage dans l'espace de la chienne Laïka et du chimpanzé HAM, premiers être vivants à avoir été mis en orbite autour de laTerre en novembre 1957 pour la première et en janvier 1961 pour le second. « La Capsule originelle » en sapin, sculpture réalisée en collaboration avec Sara Domenach, les attend.


Revenir sur terre. Repartir de l'atelier d'Ivry du sculpteur, ancienne fabrique de tracteurs qui appelle un hommage à Lucien Babiole, son premier propriétaire qui crut que le meilleur argument de la réussite économique consistait à les garantir à vie et finit ruiné. Repartir pour rejoindre Paris, après avoir vu les dernières créations en acier de Matthieu Pilaud, constructions architecturales savamment composées et agencées, les formes accrochées au mur évoquant des masques, des armures ou «le blason de Batman » .Repartir en emmenant Césarine et «le fondeur blaster» et son manège des fondeurs de roue, un vrai manège de collection des années 1920 conçu comme œuvre collective et espace d'exposition itinérant. Césarine. objet hybride et étrange de bois aux tranches peintes en rouge peut accueillir ceux qui veulent chevaucher; caracoller ou parader. jouer avec générosité est une des clefs du travail de l'artiste.


Sur la route du retour; commencer à percevoir l'utopie qui anime l'artiste, celle qui dépasse la conception d'une succession de sculptures, mais veut concevoir un système constructif  plus global donnant naissance à des formes extrêmement différentes selon les données physiques ou symboliques de la matière employée. Plus exactement, il s'agit de trouver la solution à une préoccupation manifeste et créer ainsi de nouveaux espaces que chacun s'appropriera: charpentes-chenilles de douglas et d'acier; labyrinthe, armures, téléscope éclaté, spoutnik. Comme le dit Tony Cragg « les œuvres d'art frappent à la porte non seulement de la non-connaissance, mais aussi du non-connaissable ». La sculpture, ajoute-t-il, par le lien essentiel qu'elle établit entre matière, langage et pensée « permet de changer les formes matérielles et de créer des pensées et des émotions nouvelles ». Suivre cette invitation et se perdre à nouveau dans le monde de Matthieu Pilaud qui,de l'enfance, aurait emporté une grande mallette de Légo, quelques souvenirs mêlés de lecture de Jules Verne et de Sciences et Vie et se déclinerait aujourd'hui en agencements mathématiques.


Sur la route du retour toujours, s'interroger sur la fabrication même après avoir scruté les œuvres, tourné autour. s'y être presque frotté. Comment cela tient-il? «Les bidouilles du sculpteur» dit celui qui aime réunir architecte et ingénieur:


Repartir de Montherlant avec un nouveau rêve : trouver à Paris les lieux qui correspondraient à l'équation recherchée entre matière, environnement, espace pour placer des sculptures de Matthieu Pilaud, peut-être le jardin du Ranelagh pour que Césarine tienne compagnie au dernier manège aux chevaux de bois et arceaux de Paris, le parc de la Villette et les Folies de Tchumi pour les Appareils. Et que prenne place sur un quai de Seine un nouvel objet à inventer.




Jérôme letinturier

Février 2018

Catalogue : Fascia


Matthieu Pilaud ne danse pas, enfin, il n'en fait pas sa vie. Il aime pour le moins à voir danser, il s'agit de muscles et de corps, de tensions et d'équilibres. Un sculpteur sait ce que ces concepts ont de concrets. 2Angles c'est aussi cela, des plasticiens qui au gré des calendriers mouvants rencontrent des danseurs. Les compagnies croisent des plasticiens. Matthieu, volontairement  curieux, voire gourmand, passa aussi son temps de recherche créatrice de résident a compléter ses connaissances en principes musculaires et physiques dansés. Les corps vivants ont des règles que le sculpteur n'a pas, et sans être dans l'inconnu des fibres et autres forces vives que le sculpteur constructeur maîtrise, le mot fascia est apparu ici dans toute sa réalité. Cette membrane fibro-élastique qui recouvre ou enveloppe une structure anatomique, cette architecture de transmission des contraintes générées par l'activité musculaire existe, les danseurs travaillent les fascias. Matthieu a appris cela ici, et comment ne pas être séduit par cette découverte toute plastique quand au même moment emplir un lieu d'exposition se décide. Qu'il s'agit là de construire, de mettre en tension les réalités d'une construction future dans les contraintes des matériaux possibles et des espaces d'expositions qui ont aussi leurs limites.

Le titre n'est pas tout de la genèse de cette exposition flérienne, Matthieu Pilaud expérimente depuis quelques années les volumes. Il aime à dialoguer avec des environnements et des patrimoines. Son travail de constructeur a les sagesses d'un architecte qui ne construit pas pour abriter une activité humaine. Il utilise des outils qu'il invente, pousse les matériaux dans des retranchements tout naturels. Il est de ces manipulateurs malicieux qui regardent, trouvent des logiques, s'inspirent du peu comme un rien qui fait tout. Matthieu Pilaud est un artiste qui aime à donner à voir et qui n'a rien contre le spectaculaire, qui considère que l'art c'est aussi un spectacle sans horaires, que la témérité du métier mérite de la visibilité. Qu'être le constructeur de plus grand que soi est d'une normalité toute évidente. Dépasser le physique d'une possibilité se juge aussi à son effet sur l'environnement, et c'est bien l'humain Matthieu qui définit ses choix pour nous révéler l'artistique d'un espace donné. Maître d'un dessin originel, démultiplié, rythmé, tendu et direct, Matthieu aura construit ici deux événements plastiques où la maîtrise des tensions était visible. Travailler le fascia  d'une enveloppe abstraite fut ici démontré en grand.

Vous avons voulu que ce catalogue soit aussi le moment pour Matthieu Pilaud de communiquer son travail réalisé en Bretagne au centre d'art de Kerguéhennec et celui du Vent des Forêts, à l'espace rural d’art contemporain Fresnes-au-Mont. Les liens entre ces différentes réalisations accompagnés des textes de Fanny Didelon donnent ici une appréhension complète du parcours et de l’œuvre de l'artiste.

2angles tient à remercier Matthieu, pour son sens de la rencontre, son travail et son obstination à faire avec justesse et générosité.




Julie Alary Lavallée

Avril 2017

Catalogue : Faufilage au thalweg



Ancrage au fond et dans l’air de la vallée du Saint-Laurent


Matthieu Pilaud s’engage dans des projets où s’entrecroisent données mathématiques, géomorphologiques et topographiques. Plongées dans la mémoire des lieux, ses oeuvres majoritairement sculpturales et in situ entrent en dialogue avec l’histoire locale, s’articulant en fonction d’un système de formes et de structures dont la matérialité réactive certaines visées universelles de l’art moderne. Faufilage au thalweg, une exposition réunissant les œuvres créées par l’artiste lors d’une résidence réalisée à l’Atelier Silex de Trois-Rivières, puise ses racines à la fois au fond de la vallée du Saint-Laurent, dans la profondeur de ce puissant cours d’eau qui transperce la province québécoise et en façonne l’identité, ainsi que dans son complément, l’air.


Plutôt épurées, minimales, à l’échelle humaine et éphémères, les sculptures de Pilaud s’inscrivent dans la répétition des formes générée par la sérialité que permettent l’industrialisation et l'ingénierie, mais aussi par des techniques plus anciennes. Souvent effectuées à partir de matériaux de construction solides, comme le bois, le métal et le plâtre, celles réalisées ici reposent, à l’inverse, sur l’usage d’une matière plus modeste et pliable, le masonite. Sans l’intervention de la découpe à la machine et la répétition du geste engendrée par l’intermédiaire d’une mécanique lourde, Pilaud opte plutôt pour y disséquer la matière manuellement et plus modestement. Comme l’oscillation entre les contraires et leur enchevêtrement fait partie des caractéristiques intrinsèques de sa pratique, le fait main, repéré également dans l’application de pigment noir sur la surface des sculptures, est couplé à l’assemblage des pièces au faufilage, une technique de couture provisoire exécutée à la machine.


Santa Maria Assunta, une série de huit structures blanches réalisée lors de la résidence, met en œuvre un jeu de symétrie exploité par les possibilités d’assemblage. À partir de contraintes qu’il s’impose, Pilaud puise dans la règle d’or, une combinaison mathématique proportionnelle connue sous le nom de la règle de trois. Par le biais de ce système, il réalise quatre duos de triangles de différentes dimensions qu’il répète huit fois afin de former à chacune des huit pièces de la série. Alors que chaque couple de triangles similaires s’y trouve groupé de manière à produire un effet miroir, leur juxtaposition aux trois autres couples triangulaires similaires fait émerger, quant à elle, une séquence de courbes convexes et concaves. Si chacun des huit modules résulte de la combinaison des mêmes quatre couples de triangles, toujours disposés en face à face et de grandeur diverse, leur forme s’y trouve à tout coup renouvelée dans l’espace.


Disposées tant au sol qu’au mur, les structures générées par la rigidité des calculs procurent pourtant un caractère organique à l’œuvre, nouant des liens avec la nature et la culture. Alors que les projets antérieurs et in situ de l’artiste s'inspirent pour la plupart de l’environnement naturel et bâti des lieux occupés - passant de l’architecture religieuse, totalitaire et industrielle à l’urbanisme - Santa Maria Assunta entre en dialogue avec la cathédrale de Sienne en Italie, dont la particularité architecturale repose notamment sur son espace intérieur ornementé de larges bandes horizontales noires et blanches. Constitués eux aussi de lignes, les huit éléments angulaires de la série Santa Maria Assunta s’apparent aisément à des structures futuristes ou encore à des artefacts ethnographiques de provenance inconnue.


Ces prototypes binaires, tous uniques et principalement élaborés à partir des contraires noir/blanc et concaves/convexes, entrent d’emblée en relation avec les codes et aspirations de l’art moderne. Cette binarité constante et contrastante dans la pratique de Pilaud se trouve d’ailleurs aussi mise à profit dans l’usage des deux salles d’exposition; l’une typiquement white cube et l’autre plongée dans la noirceur théâtralisée de la black box. Ponctuée de lignes courbes noires qui se ferment, se connectent entre elles et se perdent àl’infini, l’œuvre Santa Maria Assunta interagit avec le dedans et le dehors. Leur sortie du cadre fait écho à l’ouverture sur les possibles, à l’ampleur de l’univers dont la compréhension logique et la synthèse ont particulièrement fait l’objet de recherches scientifiques lors de l’époque moderne. Pensons notamment à Einstein qui s’est attelé à expliquer et à réduire maints phénomènes physiques du monde, tant macro ou micro à partir de formules, ou encore à l’historien de l’art Clement Greenberg qui prônait l’importance de la simplification de l’art à l’essence des médiums, jusqu’à leur abstraction et à ce qu’ils finissent par s’auto référencer.


À l’instar de ces aspirations modernes intéressées à la contraction du monde en une logique applicable universellement, cette série d’œuvres participe au développement d’un langage systémique qui permet à l’artiste de proposer lui aussi une synthèse de l’expérience du monde, mais consciente de ses propres limitations. Cette ouverture sur l’extérieur affirme les limitations de la logique interne de ses œuvres, comme si elles incarnaient des fragments de l'incommensurabilité de l’univers et nécessitaient paradoxalement l’extérieur pour exister. Sans chercher à être autonomes et à se replier sur elles-mêmes, ses pièces sont intrinsèquement dépendantes du dehors.


Depuis le début de sa carrière, Pilaud s’intéresse aux imprévus, aux effets de surprise en cours de processus, au suspense ou à l’attente que génère par exemple la photographie argentique et l’inversion produite par la technique du moulage. Dans cet esprit, Pilaud récupère en cours de route les retailles de Santa Maria Assunta pour constituer Ascendance. À force de répéter les mêmes gestes, lors de la taille des triangles à même un patron élaboré dans une planche de masonite, des réseaux de lignes se creusent davantage dans la matière. L’artiste choisit de disposer la planche de masonite, ponctuée de lignes creuses, au coeur d’une salle plongée dans le noir sur laquelle il dispose les retailles, les bandelettes courbées des triangles. L’œuvre prend ainsi des allures d’autoroute du futur, d’une maquette illustrant les plans de construction d’une cité nouvelle, où les creux rappellent également les dénivellations du fleuve Saint-Laurent. Surmontée des retailles qui la dynamisent, Ascendance s’inspire, pour paraphraser l’artiste, d’un phénomène météorologique et thermodynamique selon lequel une parcelle d’air peut se déplacer vers une altitude plus élevée.


Dans un esprit de progression et de continuité avec elle-même, la pratique de Pilaud s’érige sur les explorations et découvertes de ses projets antérieurs, mais aussi dans la filiation de l’histoire de la sculpture moderne. Or, il serait erroné de s’arrêter ici. Ses projets baignent également dans l’hétérogénéité de la sculpture contemporaine, dans ce que l’historienne de l’art Rosalind Krauss entend par le “champ étendu de la sculpture”1. Les œuvres de Trois-Rivières en incarnent un bel exemple. Déployées à coup d’exploration de la matière, elles marquent un nouveau tournant dans la pratique de l’artiste avec l’intégration “étrangère” de pigments pourtant propres au médium pictural. Cela laisse donc présager que cette orientation nouvelle, ou encore “contamination” par la peinture, guidera fort probablement l’élaboration de ses projets à venir qu’ils se déploient en galerie ou avec prestance quelque part dans le paysage.



1 Notre traduction. Rosalind Krauss (1979), “Sculpture in the Expanded Field”, October, vol. 8, p. 44.




Entretien entre Manuel Fadat et Matthieu Pilaud

Juillet 2015

Catalogue : Aux bords des paysages, métaphores


MF : J'ai écrit récemment un petit texte sur votre travail pour contextualiser Les observatoires, qui sont les trois sculptures monumentales que vous présentez dans le cadre de l'exposition Aux bords des paysages. Pour synthétiser, j'indiquais, en reprenant souvent vos termes, que vos créations entretenaient un « rapport tantôt sérieux, tantôt ludique, tantôt factuel à la forme et à sa composante », que vous vous nourrissiez généralement de l'esprit du lieu dans lesquelles vos sculptures hyperstructurées prenaient place, que l'homme était l'unité de mesure permettant de définir les rapports d'échelles, les volumes, les formes, et enfin que vous provoquiez l'instinct joueur du spectateur, pour qu'il les traversent, les habitent, les interprètent. Par ailleurs, les formes évoluent, se métamorphosent et vous construisez d'immenses maquettes poétiques, qui sont comme des scénarios abstraits que nous pourrions lire de bout en bout, comme une partition, et dont les formes renvoient indubitablement au jeu de construction (et au constructivisme), le bois comme éléments de langage. Lorsqu'on vous a proposé d'intervenir, séduits par la sculpture Les encorbellements, vous nous avez tout de suite proposé de vous lancer dans une variation et de créer ces trois observatoires, pour observer les constellations visibles dans le ciel à l'époque de leur exposition, et dont l'élévation évoquerait naturellement la topographie du site, en l'occurrence le Pic Saint Loup et l'Hortus vus depuis le Domaine de l'Hortus. Comment en êtes vous arrivé à créer des œuvres monumentales ?  Métamorphose de la cabane qui devient un enjeu plastique et esthétique ? On se relie à l'enfance, à la formation, mais aussi à un discours sur le monde et sur l'homme, des préoccupations spécifiques ?


MP : Pour mon diplôme aux Beaux arts, j'ai travaillé sur des modules de constructions inspirés d'éléments d'architecture (plans de masse, structurels et ornementaux). En gardant les mêmes proportions j'ai joué avec trois échelles, l'échelle du jeu qui tient dans la main, l'échelle de la brique, du bâti, du mobilier, puis une échelle quasi cyclopéenne aux dimensions des pierres de fondation des grands édifices antiques, cette dimension renvoyait à l'habitacle, à la possibilité d'un monument.


Les trois échelles des modules étaient réalisées en bois. Le jeu (les âmes) utilisaient des méthodes proches de l’ébénisterie. La brique (les coquilles) se rapprochait des techniques de menuiserie. Le cyclopéen (les appareils) empruntait logiquement ses procédés à la charpente.


Les échelles jouent entre elles. Le jeu devenait la maquette des deux autres. Tantôt ce sont des éléments de mobilier qui sont assemblés dans un espace mental proche de l'habitat, tantôt ce sont des éléments monumentaux et notre imaginaire bascule, presque naturellement, dans le paysage. Cette fascination du potentiel que suggère une maquette, le fait qu'elle implique la possibilité de jouer, de se confronter au paysage, fut un point décisif dans ma pratique de sculpture monumentale.


Je me suis ensuite confronté au paysage, celui des montagnes, et j'ai voulu réaliser une sculpture d'horizon. Avec Les encorbellements, le paysage grandiose des Grottes de Jonas m'ont remis l'échelle   monumentale au creux de la main...


Effectivement ces habitacles sont des « machines à rêves » dans le même sens qu'une cabane d'enfant. La cabane n'est jamais finie, toujours en mouvement, elle est le lieu d'histoires oniriques, à l'infini, et raconte une partie de l'histoire de l'humanité. Mes sculptures essaient de retranscrire ces potentiels, en proposant une forme lisible mais traversable, une ossature à partir de laquelle on peut tout imaginer, la carcasse d'un vaisseau, d'un animal disparu ou à venir…


Pour réaliser ces sculptures j'utilise des matériaux standards, (des planches, des vis). D'une certaine manière, avec quelques machines de bricoleur et un plan, ces volumes pourraient être réalisable par un grand nombre. Je réfléchis aujourd’hui à la notion de partage. En effet si certaine personnes s'accaparaient  mes propositions, ils leurs donneraient sans doute une fonction, celle d'une cabane, d'une serre, d'un garage, d'un abri, d'un four solaire, d'un observatoire ?


MF : Les observatoires, pouvez vous les décrire avec vos termes, la façon dont il se déplient et s'élèvent et à quoi ils se réfèrent, pour vous ? Si je ne me trompe pas ils ne sont pas moins qu'en connexion avec l'univers ?


MP : Je pensais, au départ, placer les plans inclinés des observatoires, c'est à dire leur partie supérieure, vers des constellations spécifiques qui pourraient être observable à ce moment de l'année, depuis le Domaine de l'Hortus. Après quelques recherches, j'ai réalisé qu'en cinq mois, plusieurs constellations passeraient dans le prisme de mes sculptures. Puis, une fois sur place cela m'a paru évident de les axer face aux trois montagnes qui forment le cirque où est situé le Domaine de l'Hortus. L'une s'ouvre donc sur l'Hortus et son immense falaise calcaire, la deuxième sur le Pic Saint Loup et la troisième sur une crête dentelée escarpée qui prolonge ce même Pic, sur laquelle est fiché le Château de Montferrant. Les trois observatoires jouent littéralement avec ce paysage, et même, pour faire référence au titre de la manifestation, avec ces paysages, qui sont aussi mouvants que le sont mes sculptures. D'ailleurs, comme nous l'avons remarqué, il est intéressant de constater que les torsions des structures des observatoires racontent presque les mouvements tectoniques qui ont présidé à l'avènement de ces paysages. Je précise aussi que chaque module est construit sur un système de triangulation, que chaque tour est composée de trois modules et que les trois tours forment au sol un triangle équilatéral....


Mais oui, pour répondre à votre question, ils sont pour ainsi dire connectés à l'univers, de façon imaginaire. Car tout récit peut être développé à partir de ces observatoires qui suivent les mécaniques célestes, qui tournent avec la planète terre, avec la lune, avec les astéroïdes. Il n'était pas utile qu'ils soient « réellement » orientés en fonction de constellations. Il suffit de le dire, de l'imaginer, et de s'envoler. Par leurs dimensions et formes, ces trois sculptures, pénétrables, dans lesquelles on imagine assez bien pouvoir monter, suggèrent par ailleurs très nettement des tours d'observations de diverses natures, astrologiques, ornithologiques, militaires, signalétiques, et même nous suggèrent qu'on s'élève pour observer les étoiles depuis des millénaires. Il n'est pas improbable non plus, faisant référence à l'actualité de l'espace, que ces formes connectent les spectateurs au voyage de Tchouri, à la découverte d'exoplanètes, aux trous de ver, aux trous noirs, notamment et toutes les choses excitantes, certaines ou incertaines, qui vont avec. 


Mais si elles connectent au macro, elles connectent évidemment au micro. C'est un peu le voyage de Gulliver, l'univers de Jules Verne ou celui d'Alice aux pays des merveilles. A les voir, à en faire le tour, on peut les intérpréter aussi comme des objets géants, du mobilier, au milieu de ce champ. Certains m'ont fait remarquer que celle qui avait la panse sphérique évoquait un pot à eau, et, même si je ne l'ai pas formée dans cet état d'esprit, c'est une des réalités possibles. Là encore, comme je le suggérais plus haut, c'est une histoire de perception qui distord la dimension de ces sculptures pour les adapter à nos références, croyances, souvenirs, répertoire de forme, et même notre caractère


MF : Comment négociez vous avec le paysage ?


MP :Je crois que c'est avant tout une question de sensation, de perception, d'apprivoisement. Il s'agit de penser le paysage comme un possible.




Kuralaï Abdukhalikova

Mai 2014

Catalogue : L'art dans les chapelle, éditions 2014 et 2015


À l'intérieur de la chapelle Sainte-Noyale de la commune de Noyal-Pontivy se sont

posés deux curieux objets - H.A.M.¹ el Laïka.

Campaniformes, les deux sculptures doivent leurs noms aux premiers êtres vivants propulsés par l'intelligence humaine dans l'espace. Comme sainte Noyale en quête d'ermitage et de Dieu², la chienne Laïka et le chimpanzé H.A.M. sont réunis dans la chapelle comme les reliques des grandes ambitions de nations ennemies.

Matthieu Pilaud a construit leurs capsules en bois et leurs noyaux en inox, évoquant ainsi la cohabitation du matériau de charpente traditionnelle el le métal froid de l'ère moderne. L'ossature complexe des sculptures évoque une architecturalité que l'artiste souhaite préserver à l'échelle humaine, une monumentalité non totalitaire. La capsule demeure un espace intime et individuel, dont le noyau est protégé par un cocon de bois. Une esthétique mécanique et répétitive devient alors plus proche de l'anatomie, dont la logique harmonieuse est d'une évidence d'avoir toujours été là.

Le rapport entre l'extérieur et l'intérieur s'installe immédiatement à travers la semi-opacilé de la construction. La psychologie de l'objet s'affirme grâce aux motifs produits par le matériau qui en devient la peau et qui se retend en accueillant le noyau. Ce dernier gravite à l'intérieur de la structure tel un atome qui se maintient par la ronde des électrons. L'axiome soulevé par les deux œuvres et les questions d'échelle qu'elles évoquent enveloppent alors la chapelle elle-même, et avec elle l'espace entier, tant physique que mental. Ainsi de l'échelle du corps nous passons graduellement à l'échelle de l'espace. Par principe d'emboîtement,  le noyau au dessin cruciforme est à la fois un départ et une fin - il se trouve dons la chair de bois comme la capsule se trouve dans la fusée, comme ta cloche se trouve dons la chapelle ; le principe étant réversible. on en revient à l'atome.

Comment ce monde devient-il intelligible?

L'usage de l'étalon prend une place cardinale dons le travail de Matthieu Pilaud. quiadopte une compréhension structurelle du monde, balançant dons sa dualité entre t'abstrait, l'irréel. et sa réalisation concrète - c'est en dévoilant sa structure que la substance d'une idée prend littéralement forme. L'œuvre est donc. comme l'écrit Claude Lévi-Strauss, un modèle réduit du monde et moyen de l'appréhension de l'homme du réel. Le moteur de H.A.M et Laika, est, dons cette chapelle, peut-être, la foi ; bien que nous ayons atteint le ciel et que nous n'y ayons pas trouvé Dieu. Telle est ta question qu'on peut se poser en regardant le thorax de bois des deux êtres qui enferme un cœur, qui, lui, enferme l'Espace.



¹ Holloman Aerospace Medical Center (Centre médicalaérospatial de Holloman)

² La légende de sainte Noyale re1ate l'histoire d'une vierge qui vécut au VI˚siècle et qui décida de se consacrer à Dieu. Décapitée sur l'ordre de Nizan, prétendant éconduit, la sainte marcha, durant 2 km, sa tête dans ses mains, jusqu'à Noyal-Pontivy, lieu de sa sépulture.




Karim Ghaddab

Avril 2008

Catalogue : L'eau et les rêves (extrait)


(...) Autres fosses, encore ouvertes celles-là et au cœur du dispositif architectural et industriel des Tanneries, ce sont les cuves bétonnées, à même le sol de béton, qui servaient jadis aux différentes opérations de trempage des peaux. Elles demeurent aujourd’hui ouvertes, en une double rangée de rectangles gris, rappelant irrésistiblement l’alignement en perspective des tombes du Jugement dernier de Fra Angelico. Matthieu Pilaud y a déposé des gros volumes en plâtre. Les surfaces et les arêtes sont déterminées par des lignes simples, essentiellement des arcs de cercle réguliers, qui définissent pourtant des volumes complexes où alternent le concave et le convexe. Une eau sale stagne encore au fond des cuves. Quand elle est remuée — comme lorsque Matthieu Pilaud a dû y patauger pour installer ses sculptures —, cette eau dégage encore des remugles organiques et des fragrances chimiques, souvenirs olfactifs du passé des Tanneries. Les sculptures paraissent flotter à la surface de ce liquide et leur sommet affleure à peine à hauteur du sol. Comme les pseudo-fenêtres de Gaël Comeau, cette installation appelle l’approche : on ne peut voir qu’en se penchant au-dessus des fosses. (...)